Au cours d’une séance qu’il a eu la délicate pensée d’offrir aux journalistes, nous avons entendu le pianiste Léo Cardonna dans des pièces de Liszt, Chopin, de Falla, Debussy et aussi dans quelques unes de ses propres compositions. Ce pianiste qui est actuellement à Port-au-Prince, donne son unique récital ce soir, à 8h:30, au “Rex”, sous le haut patronage de son Exc. Monsieur Vincent, Président de la République. Ce nous sera une très grande joie, comme à nos confrères de la presse et à tous les autres invités qui assistaient à cette audition spéciale, de l’aller applaudir encore; car, Léo Cordonna est un de ces musiciens qu’on n’entend pas qu’une fois.
Une alliance de force et de douceur et des effets de pédale toujours réussis, voilà, en traits rapides, les caractéristiques de son jeu. Quelle maîtrise, par surcroît! A la vérité, il serait vain d’en parler – on n’est pas artiste tant qu’on n’a pas vaincu son instrument – si certains autres n’avaient pas eu déjà des défaillances regrettables sur notre scène...
Mais, Cordonna est doué à plus d’un point de vue. Ses compositions sont marquées d’une grande originalité. On prendrait un vif plaisir à l’audition de son Ballet, “Le cheval Attila”, drame poignant inspiré par la nostalgie de la paix et la hantise de la guerre. Il entre une bonne part de philosophie dans cette œuvre où l’auteur semble avoir tiré profit de la conception Wagnérienne du drame musical. Cordonna part, en effet, du monde sensible pour aller aux idées. La trame est menée avec hardiesse, du Prélude – où l’on perçoit nettement, mêlées aux bruits et aux préparatifs de guerre à l’animation infernale des usines, les plaintes et les vociférations de l’Humanité – à l’Apothéose (l’apothéose du soldat inconnu), sorte de paraphrase de la Marseillaise exaltant les nobles idées républicaines.
Les danses se succèdent jusqu’à huit dans le rythme castillan, souvent troublantes, tragiques, quelquefois gaies, sautillantes, comme celle No5 “Le charmeur de serpents”, rappelant à ceux qui l’ont vue dans ses exhibitions l’an dernier au “Rex”, la délicieuse danseuse Madrilène, Ana-Maria.
Bien que “Le cheval Attila” contienne des pages admirables et témoigne d’efforts consciencieux nous ne sommes pas sûrs de dire que l’œuvre est parfaite. Il nous faudrait, pour opiner sans réserve, un autre titre que celui de journaliste. Mais, nous pouvons tout au moins espérer que le ballet de Léo Cordonna ne sera pas mal reçu dans les grands centres.
Par contre, “Clair de lune sur la mer” est une composition sur laquelle il n’est pas permis de se tromper. Tout le monde l’aimera. Nous souhaitons que l’auteur la joue à son récital, cette pièce qui ne cède en rien à tout ce que notre public a entendu de bonne musique.
Allez au concert de ce soir. Allez-y en foule. Comme l’a dit Monsieur Lamothe lui-même: “On a rarement eu en Haïti un pianiste de l’envergure de Léo Cordonna.”
P.S Nous nous en voudrions de ne pas adresser nos félicitations et nos remerciements aux époux Emile Miot, dont l’exquise urbanité n’a pas moins contribué à rendre agréable au possible les deux heures passées, dans leurs salons, en compagnie du génial musicien espagnol.
Marcel Salnave
Haïti-Journal 6 avril 1940
Wednesday, October 22, 2008
Tuesday, October 21, 2008
Le Récital Basil Codlban
Que j’avais raison, dans mon appréciation d’avant hier sur le pianiste Basil Codolban de laisser le dernier mot au public! Le public! C’est lui le grand juge en toute matière, et particulièrement en matière de musique où le coeur, plus que la science et que l’intelligence, décide souverainement. On ne me fera jamais admettre que, pour apprécier le talent d’un artiste musicien, il faille soit même être musicien. Les meilleurs critiques de l’art n’ont pas toujours été des praticiens, et Georges Sand a montré que le coeur pouvait être aussi bon juge des sons que l’esprit le mieux façonné à l’art de Mozart ou de Chopin. Et, probablement, il en est ainsi de tout être qui, grâce à une immense sensibilité, arriverait à embrasser le monde extérieur. J’entends l’être objectif qui ne crée pas et qui mis en présence de l’œuvre d’art, serait capable d’en saisir la beauté et les imperfections. Théophile Gautier, par exemple, fut encore plus habile à critiquer qu’à créer pour avoir été doué d’une grande objectivité qui lui permettait d’entrevoir les subtilités échappant aux auteurs eux-mêmes.
Je suis enclin à croire que l’auditoire a un semblable pouvoir de saisir les nuances artistiques dont, il est vrai – là-dessus je ne me fais nulle illusion – chacun n’aura plus tout à l’heure aucun soupçon, dès qu’il se retrouvera isolé. Autant dire que le public est un grand critique et que Georges Sand et Théophile Gautier – puisque ce sont eux qui ont occasionné cette digression – étaient des cœurs immenses qui avaient à eux seuls le mérite et la souveraineté de la foule.
Mais, cela nous aide à conclure, en même temps, que le public est le juge par excellence en matière d’art. Et, si telle est la vérité, le pianiste roumain, Monsieur Codolban, qui a donné son premier récital au “Rex”, hier soir, peut s’enorgueillir d’avoir recueilli un légitime succès octroyé par un public tellement enthousiasmé que l’artiste a été obligé d’allonger le programme. Et n’est-ce pas encore que je ne me trompais pas, l’autre jour, en disant que Codolban avait des qualités pouvant lui assurer des applaudissements sur notre scène? Il a joué, en effet, avec brio. Son jeu est clair et délicat, mais pas toujours heureusement nuancé – à mon humble avis, du moins. Par exemple, s’il m’a enchanté dans l’exécution de la Fantaisie – Impromptu, j’avouerai que je n’ai pas beaucoup aimé l’expression qu’il a mise dans la valse en do dièse mineur de Chopin. Le “piu mosso” se joue à la répétition du motif, pianissimo et non assez fort, comme il a été exécuté. C’est comme un écho des quinze précédentes mesures.
M. Codolban, dans le prélude No2 de Rachmaninoff, n’aborde pas “l’Agitato” de plein pied. Il y entre graduellement et dans un style qui ne me semble pas traduire très nettement le crépitement des flammes (on sait que cette magnifique pièce du célèbre pianiste-compositeur russe a été inspirée de l’historique et tragique incendie de Moscou lors de la campagne napoléonienne.) Mais, quel reproche vraiment sérieux pourrait-on lui faire à ce sujet? On est ici sur le terrain de l’interprétation pure où l’opinion des autres ne prévaut pas. C’est pourquoi il est toujours bon d’aller entendre soi-même les artistes; et de ne pas se fier au jugement de la critique. Ce qui pourrait mettre en garde, c’est si je disais que Codolban ne possède pas des qualités techniques. Or sous ce rapport, il est maître du clavier. Force, souplesse, pédale, il met tout cela au service d’un jeu serré, sans trou et brillant. Il faut aller entendre le pianiste roumain. Il fait passer des instants agréables en compagnie de Chopin, Debussy, Litz. Il faut aller l’entendre aussi dans ses propres compositions où il a le bonheur d’être original. Il faut aller l’entendre enfin, dans Beethoven qu’il interprète avec une correction tout bonnement classique.
Marcel Salnave
Haïti-Journal 7 mars1941
Je suis enclin à croire que l’auditoire a un semblable pouvoir de saisir les nuances artistiques dont, il est vrai – là-dessus je ne me fais nulle illusion – chacun n’aura plus tout à l’heure aucun soupçon, dès qu’il se retrouvera isolé. Autant dire que le public est un grand critique et que Georges Sand et Théophile Gautier – puisque ce sont eux qui ont occasionné cette digression – étaient des cœurs immenses qui avaient à eux seuls le mérite et la souveraineté de la foule.
Mais, cela nous aide à conclure, en même temps, que le public est le juge par excellence en matière d’art. Et, si telle est la vérité, le pianiste roumain, Monsieur Codolban, qui a donné son premier récital au “Rex”, hier soir, peut s’enorgueillir d’avoir recueilli un légitime succès octroyé par un public tellement enthousiasmé que l’artiste a été obligé d’allonger le programme. Et n’est-ce pas encore que je ne me trompais pas, l’autre jour, en disant que Codolban avait des qualités pouvant lui assurer des applaudissements sur notre scène? Il a joué, en effet, avec brio. Son jeu est clair et délicat, mais pas toujours heureusement nuancé – à mon humble avis, du moins. Par exemple, s’il m’a enchanté dans l’exécution de la Fantaisie – Impromptu, j’avouerai que je n’ai pas beaucoup aimé l’expression qu’il a mise dans la valse en do dièse mineur de Chopin. Le “piu mosso” se joue à la répétition du motif, pianissimo et non assez fort, comme il a été exécuté. C’est comme un écho des quinze précédentes mesures.
M. Codolban, dans le prélude No2 de Rachmaninoff, n’aborde pas “l’Agitato” de plein pied. Il y entre graduellement et dans un style qui ne me semble pas traduire très nettement le crépitement des flammes (on sait que cette magnifique pièce du célèbre pianiste-compositeur russe a été inspirée de l’historique et tragique incendie de Moscou lors de la campagne napoléonienne.) Mais, quel reproche vraiment sérieux pourrait-on lui faire à ce sujet? On est ici sur le terrain de l’interprétation pure où l’opinion des autres ne prévaut pas. C’est pourquoi il est toujours bon d’aller entendre soi-même les artistes; et de ne pas se fier au jugement de la critique. Ce qui pourrait mettre en garde, c’est si je disais que Codolban ne possède pas des qualités techniques. Or sous ce rapport, il est maître du clavier. Force, souplesse, pédale, il met tout cela au service d’un jeu serré, sans trou et brillant. Il faut aller entendre le pianiste roumain. Il fait passer des instants agréables en compagnie de Chopin, Debussy, Litz. Il faut aller l’entendre aussi dans ses propres compositions où il a le bonheur d’être original. Il faut aller l’entendre enfin, dans Beethoven qu’il interprète avec une correction tout bonnement classique.
Marcel Salnave
Haïti-Journal 7 mars1941
Monday, October 20, 2008
La musique de chambre américaine
Codolban, que nous sommes maintenant dispensés de présenter avec ses titres, puisque ce seul nom éveille à l'esprit ce que l'art pianistique contient de sûreté, d'habileté, de correction, en un mot, a exécuté, jeudi soir, au "Rex", son programme annoncé de musique américaine.
Ce concert, une des plus remarquables fêtes artistiques organisées jusqu'ici dans le cadre des relations culturelles Haïtiano-Américaines, a eu lieu comme on le sait sous les auspices du Bureau de Coordination. Jointe aux mérites incontestables de l'artiste roumain et à l'anxiété chez la plupart d'entendre une musique neuve, à peine connue dans notre milieu, cette circonstance devait attirer, pour le bonheur de Codolban, un public nombreux autant que distingué. La musique de chambre américaine ne saurait se révéler, dans de meilleures conditions, à notre grand public.
Est-elle belle et normale, cette musique? Si l'on s'en tient uniquement aux applaudissements, on dirait que le choc n'a pas été violent qu'à dû avoir provoqué une expression assez distante, pourtant, de celle qui, de tradition, s'adresse à l'âme de notre public. De vrai, en exeptant Mac Dowel chez qui persiste l'influence romantique: "Improvisation", "Impromptu", malgré l'utilisation, par instant, de la couleur locale: "Song", "Moonshine", où s'accuse un rythme syncopé, sans doute ce "jazz-time" qui est à la base de la musique spécifiquement américaine, les partitions que nous avons entendues, jeudi soir, sont d'une facture ultra-moderne.
Nous voulons dire par-là que, outre une abondance de rythmes qui est la marque distributive non seulement de la musique étatsunisienne, mais de toute la musique du nouveau continent, les procédés artistiques, du moins des compositeurs qu'on nous a présentés, s'inspirent profondément de la doctrine des Satie, des Stravinski pour qui "un son est une matière, un matériau, un bloc de pierre, une forme d'existence qui doit se suffire à elle-même." D'où, si nous avons bien compris cette formule d' "art pur", exclusion des moyens expressifs qu'offre l'école romantique et même le classicisme: "The Mosquito", Fred Loewe, "Joyancy", Edward Royce.
Cette remarque ne nous porte pas à conclure que la musique américaine n'est pas belle. Mais, il semble que pour l'apprécier à sa juste valeur, on doive se placer sur un terrain spécial. Par exemple, ce "Sherzo humoristique" de Aaron Copland (sous-titre: le chat et la souris) d' une allure si drôle! Il est clair que cette pièce exprime une pensée, mettons: le chat qui rencontre la souris, qui la cajole, se livre à mille petits jeux innocents avec la pauvre victime jusqu'au moment de la manger. Encore deux ou trois petits accords d'une bizarre résonance, après la description qu'on suppose (est-ce qu'une marche funèbre pour une souris a besoin d'exprimer quoique ce soit?) et c'est tout. De l'esprit, rien que de l'esprit. Mais pour peu qu'on comprenne et accepte l'intention de l'auteur, cette pièce amuse. Là-dessus, Copland est d'accord avec Jean Cocteau: "La musique doit avant tout amuser", ce mot pris dans le sens d'exciter le rire, la gaieté. Voilà donc un point de vue. Pour d'autres, la musique, la musique de chambre en particulier, est un apaisement. Elle doit être un appel aux sentiments. Elle s'adresse au coeur:
"Faites-moi entendre une douce harmonie
"Qu'au lieu de comprendre je n'ai qu'à sentir".
Tout au plus, au coeur et à l'intelligence: telle la musique romantique, voire l'impressionisme de Debussy, mais, pas à l'esprit tout seul. Voilà un autre point de vue.
En dehors de ces considérations qui placent un critique désirant être impartial entre l'enclume et le marteau, il importe de tenir compte de l'éducation musicale de chacun. Car il est vrai qu'on finit par aimer la musique qu'on entend constamment. Dans son si beau livre "La religion de la musique", Camille Mauclair rapporte cette expérience personnelle: "Il m'est échu cette bonne fortune, assez rare, d'atteindre l'âge de dix-huit ans, ayant entendu constamment de la musique classique et ne soupçonnant point qu'il en pût exister une autre. Parmi quelques mélomanes, parents ou amis intimes, fervents de la musique de chambre, j'ai été si bien habitué à Bach, Beethoven, Haydn, Cluck, Rameau, que je ne concevais pas que l'art des sons pût être employé à des fins différentes. C'était là pour moi non seulement de la musique belle et normale, mais la seule; en sorte que lorsque je connus l'autre, l'opéra, l'opérette, la musique légère, mélodramatique ou joviale, j'éprouvai la surprise bizarrement désagréable, d'une laideur, d'un désordre, d'un vacarme incompréhensible, d'une sorte de caricature perverse de la musique à la quelle j'étais accoutumé et considérai tout cela comme un peu je considère aujourd'hui l'épilepsie des "fauves" des cubistes, en songeant à Tintoret, à Rembrant ou à Watteau."
Arrêtons-nous à ce témoignage d'importance, pour ne condamner qui que ce soit, à l'égart de ses goûts artistiques. Pourtant, connaissant assez, sous ce rapport, les tendances de notre milieu, nous croyons que la musique américaine a peu de chance de succès sur notre scène.
Remercions, quant à nous, le pianiste Codolban ainsi que le Bureau de Coordination de nous avoir donné l'opportunité d'apprécier, dans une certaine mesure, un art qui met en face de nouveaux horizons. Les profanes peuvent être catégoriques dans leur choix mais un fervent, si modeste soi-il, se doit d'accepter, avec reconnaissances, toutes les offrandes.
Marcel Salnave
Haïti-Journal, 28 décembre 1944
Ce concert, une des plus remarquables fêtes artistiques organisées jusqu'ici dans le cadre des relations culturelles Haïtiano-Américaines, a eu lieu comme on le sait sous les auspices du Bureau de Coordination. Jointe aux mérites incontestables de l'artiste roumain et à l'anxiété chez la plupart d'entendre une musique neuve, à peine connue dans notre milieu, cette circonstance devait attirer, pour le bonheur de Codolban, un public nombreux autant que distingué. La musique de chambre américaine ne saurait se révéler, dans de meilleures conditions, à notre grand public.
Est-elle belle et normale, cette musique? Si l'on s'en tient uniquement aux applaudissements, on dirait que le choc n'a pas été violent qu'à dû avoir provoqué une expression assez distante, pourtant, de celle qui, de tradition, s'adresse à l'âme de notre public. De vrai, en exeptant Mac Dowel chez qui persiste l'influence romantique: "Improvisation", "Impromptu", malgré l'utilisation, par instant, de la couleur locale: "Song", "Moonshine", où s'accuse un rythme syncopé, sans doute ce "jazz-time" qui est à la base de la musique spécifiquement américaine, les partitions que nous avons entendues, jeudi soir, sont d'une facture ultra-moderne.
Nous voulons dire par-là que, outre une abondance de rythmes qui est la marque distributive non seulement de la musique étatsunisienne, mais de toute la musique du nouveau continent, les procédés artistiques, du moins des compositeurs qu'on nous a présentés, s'inspirent profondément de la doctrine des Satie, des Stravinski pour qui "un son est une matière, un matériau, un bloc de pierre, une forme d'existence qui doit se suffire à elle-même." D'où, si nous avons bien compris cette formule d' "art pur", exclusion des moyens expressifs qu'offre l'école romantique et même le classicisme: "The Mosquito", Fred Loewe, "Joyancy", Edward Royce.
Cette remarque ne nous porte pas à conclure que la musique américaine n'est pas belle. Mais, il semble que pour l'apprécier à sa juste valeur, on doive se placer sur un terrain spécial. Par exemple, ce "Sherzo humoristique" de Aaron Copland (sous-titre: le chat et la souris) d' une allure si drôle! Il est clair que cette pièce exprime une pensée, mettons: le chat qui rencontre la souris, qui la cajole, se livre à mille petits jeux innocents avec la pauvre victime jusqu'au moment de la manger. Encore deux ou trois petits accords d'une bizarre résonance, après la description qu'on suppose (est-ce qu'une marche funèbre pour une souris a besoin d'exprimer quoique ce soit?) et c'est tout. De l'esprit, rien que de l'esprit. Mais pour peu qu'on comprenne et accepte l'intention de l'auteur, cette pièce amuse. Là-dessus, Copland est d'accord avec Jean Cocteau: "La musique doit avant tout amuser", ce mot pris dans le sens d'exciter le rire, la gaieté. Voilà donc un point de vue. Pour d'autres, la musique, la musique de chambre en particulier, est un apaisement. Elle doit être un appel aux sentiments. Elle s'adresse au coeur:
"Faites-moi entendre une douce harmonie
"Qu'au lieu de comprendre je n'ai qu'à sentir".
Tout au plus, au coeur et à l'intelligence: telle la musique romantique, voire l'impressionisme de Debussy, mais, pas à l'esprit tout seul. Voilà un autre point de vue.
En dehors de ces considérations qui placent un critique désirant être impartial entre l'enclume et le marteau, il importe de tenir compte de l'éducation musicale de chacun. Car il est vrai qu'on finit par aimer la musique qu'on entend constamment. Dans son si beau livre "La religion de la musique", Camille Mauclair rapporte cette expérience personnelle: "Il m'est échu cette bonne fortune, assez rare, d'atteindre l'âge de dix-huit ans, ayant entendu constamment de la musique classique et ne soupçonnant point qu'il en pût exister une autre. Parmi quelques mélomanes, parents ou amis intimes, fervents de la musique de chambre, j'ai été si bien habitué à Bach, Beethoven, Haydn, Cluck, Rameau, que je ne concevais pas que l'art des sons pût être employé à des fins différentes. C'était là pour moi non seulement de la musique belle et normale, mais la seule; en sorte que lorsque je connus l'autre, l'opéra, l'opérette, la musique légère, mélodramatique ou joviale, j'éprouvai la surprise bizarrement désagréable, d'une laideur, d'un désordre, d'un vacarme incompréhensible, d'une sorte de caricature perverse de la musique à la quelle j'étais accoutumé et considérai tout cela comme un peu je considère aujourd'hui l'épilepsie des "fauves" des cubistes, en songeant à Tintoret, à Rembrant ou à Watteau."
Arrêtons-nous à ce témoignage d'importance, pour ne condamner qui que ce soit, à l'égart de ses goûts artistiques. Pourtant, connaissant assez, sous ce rapport, les tendances de notre milieu, nous croyons que la musique américaine a peu de chance de succès sur notre scène.
Remercions, quant à nous, le pianiste Codolban ainsi que le Bureau de Coordination de nous avoir donné l'opportunité d'apprécier, dans une certaine mesure, un art qui met en face de nouveaux horizons. Les profanes peuvent être catégoriques dans leur choix mais un fervent, si modeste soi-il, se doit d'accepter, avec reconnaissances, toutes les offrandes.
Marcel Salnave
Haïti-Journal, 28 décembre 1944
Tuesday, October 14, 2008
A l'écoute de l'Heure de l'Art Haïtien
Notre excellent confrère, le “Nouvelliste”, publiait dernièrement une lettre dans laquelle un de ses abonnés priait notre ami Clément Benoît de faire attention à la critique, à celle d’outre-mer surtout, impitoyable dès qu’il s’agit d’art.
A l’intention de ceux qui pourraient encore l’ignorer, il est bon d’apprendre que Clément Benoît, avec le concours de quelques musiciens a pris pour tâche de faire connaître la musique haïtienne, tant primitive ou folklorique que savante ou composée. L’entreprise pour être louable n’est point exemple d’écueils. Et il arrive, en effet, qu’on n’aime pas toujours notre musique. C’est là un grand dommage; car, chaque fois qu’il en est malheureusement ainsi, il semble que ces Messieurs manquent leur but et desservent plutôt, qu’ils ne servent l’art haïtien. Moi je souhaite le plein succès de l’Heure de l’Art Haïtien et voici ce que j’en dis.
L’idée est excellente. Mais, plus elle est excellente, plus l’on devrait y attacher de l’importance, afin qu’elle triomphe.
En ce qui concerne les auditions musicales de l’Heure de l’Art Haïtien, et puisqu’il s’agit, le plus souvent de pièces tirées – dit-on – de notre folklore, j’estime qu’un travail préliminaire s’impose. Recueillir nos chants vaudouesques, nos airs carnavalesques et autres airs primitifs ou populaire ne suffit pas. Il faut encore les situer dans le temps (cela est nécessaire, l’esprit d’une époque n’étant pas celui d’une autre; par exemple, nos mérengués populaires actuelles ne présentent nullement la même facture que celles d’il y a 40 ans); en montrer la malice par un petit commentaire – quand il y a lieu – et les faire chanter par des personnes qui ont appris à chanter (le chœur des élèves de Mme Fussman-Mathon) ou exécuter par un bon orchestre (l’orchestre d’Arthur Duroseau dont l’éloge n’est plus à faire.)
Rien n’est plus attrayant, en effet, que l’interprétation classique – c’est à dire selon les règles de l’art – d’une musique primitive. Hier encore, et c’est ce qui m’a dictée ma chronique, j’en faisais l’expérience à l’audition de “Sobo”, au cours de “l’Heure Française” de la N.B.C., New York. “Sobo” n’est pas du folklore, puisque l’auteur, qui n’est autre que notre ami Ludovic Lamothe, est connu, mais sur une imitation de notre folklore, Lamothe, à l’aide de quelques notes qui forment les éléments de notre gamme primitive, invente deux motifs, les cadences selon le rythme du bacca et du cata et obtient une imitation de nos airs vaudouesques que la belle voix et l’art de cette fine chanteuse qu’est Mme Sarah Gorby achèvent de rendre audible. Je ne conçois pas autrement la manière de faire connaître et d’admirer notre musique,qu’elle soit primitive ou savante.
Marcel Salnave
Haïti-Journal 28 octobre 1940
A l’intention de ceux qui pourraient encore l’ignorer, il est bon d’apprendre que Clément Benoît, avec le concours de quelques musiciens a pris pour tâche de faire connaître la musique haïtienne, tant primitive ou folklorique que savante ou composée. L’entreprise pour être louable n’est point exemple d’écueils. Et il arrive, en effet, qu’on n’aime pas toujours notre musique. C’est là un grand dommage; car, chaque fois qu’il en est malheureusement ainsi, il semble que ces Messieurs manquent leur but et desservent plutôt, qu’ils ne servent l’art haïtien. Moi je souhaite le plein succès de l’Heure de l’Art Haïtien et voici ce que j’en dis.
L’idée est excellente. Mais, plus elle est excellente, plus l’on devrait y attacher de l’importance, afin qu’elle triomphe.
En ce qui concerne les auditions musicales de l’Heure de l’Art Haïtien, et puisqu’il s’agit, le plus souvent de pièces tirées – dit-on – de notre folklore, j’estime qu’un travail préliminaire s’impose. Recueillir nos chants vaudouesques, nos airs carnavalesques et autres airs primitifs ou populaire ne suffit pas. Il faut encore les situer dans le temps (cela est nécessaire, l’esprit d’une époque n’étant pas celui d’une autre; par exemple, nos mérengués populaires actuelles ne présentent nullement la même facture que celles d’il y a 40 ans); en montrer la malice par un petit commentaire – quand il y a lieu – et les faire chanter par des personnes qui ont appris à chanter (le chœur des élèves de Mme Fussman-Mathon) ou exécuter par un bon orchestre (l’orchestre d’Arthur Duroseau dont l’éloge n’est plus à faire.)
Rien n’est plus attrayant, en effet, que l’interprétation classique – c’est à dire selon les règles de l’art – d’une musique primitive. Hier encore, et c’est ce qui m’a dictée ma chronique, j’en faisais l’expérience à l’audition de “Sobo”, au cours de “l’Heure Française” de la N.B.C., New York. “Sobo” n’est pas du folklore, puisque l’auteur, qui n’est autre que notre ami Ludovic Lamothe, est connu, mais sur une imitation de notre folklore, Lamothe, à l’aide de quelques notes qui forment les éléments de notre gamme primitive, invente deux motifs, les cadences selon le rythme du bacca et du cata et obtient une imitation de nos airs vaudouesques que la belle voix et l’art de cette fine chanteuse qu’est Mme Sarah Gorby achèvent de rendre audible. Je ne conçois pas autrement la manière de faire connaître et d’admirer notre musique,qu’elle soit primitive ou savante.
Marcel Salnave
Haïti-Journal 28 octobre 1940
Saturday, October 11, 2008
La famille Canez en concert
Dans “La Religion de la Musique”, M. Camille Mauclair écrit en marge de J.S.Bach: “Il m’est échu cette bonne fortune, assez rare, d’atteindre l’âge de dix huit ans, ayant entendu constamment de la musique classique et ne soupçonnant point qu’il en pût exister une autre.”
Bien que l’auteur nous conduise d’une main sûre à travers les méandres de l’art et que ses observations critiques soient marquées au coin du goût le plus heureusement formé, je n’oublierai pas que “La Religion de la Musique” est avant tout un livre d’exaltation où il était permis de n’assigner aucune limite à l’exagération. Je n’irai pas jusqu’à dire, même fort de l’autorité d’un Camille Mauclair, que la forme classique est la seule expression de la musique. Mais, je suis également un exalté. J’adore les classiques avec la foi d’un croyant. Je ne puis revenir d’une audition de Bach – Bach qui a été surnommé le bâtisseur des cathédrales sonores – sans garder l’âme fermée longtemps à toute nouvelle sollicitation, tel le pécheur qui retrouverait le chemin de l’Eglise après s’en être éloigné.
Le choral de Bach: “Si un jour je dois m’en aller” où passe un long souffle mystique, interprété avec maîtrise et une ferveur incomparable par le pianiste Jeagerhuber qu’on n’appelle plus que le professeur, tant il est imprégné des classiques, m’a tellement subjugué l’être que je ne sais plus parler de cette vraie séance d’art offerte hier soir, à Paramount, par le groupe: Mme Valério Canez, soprano; Mme Fritz Dupuy, piano; (accompagnement); M. Valério Canez, violon; Professeur Jeagerhuber, piano (solo et accompagnement.)
Heureusement, ces musiciens sont déjà avantageusement connus. Il sera suffisant de constater qu’ils continuent de grandir en prestige dans le domaine resplendissant de l’art qu’ils n’ont point abandonné. Dans “Message”, revue de MM.Morisseau Leroy et Jules Blanchet dont la publication a été discontinuée, je vantais, il y a quelques mois, la technique et le beau timbre de Madame Valério Canez. Il est intéressant de noter que sa voix est restée toujours forte, bien qu’elle ait gagné en souplesse et en clarté. Ne peut-on se permettre d’affirmer, maintenant, que notre cantatrice gravit d’un pas alerte les degrés de la perfection?
Madame Fritz Dupuy, sœur aînée de Mme Canez (heureuse les familles musiciennes!) n’a voulu se produire que dans quelques partitions d’accompagnements. La parfaite aisance qu’elle y montra cependant, jointe parfois à des élans sentimentaux, trahit un jeu délicat et nuancé qu’on aura, peut-être, l’occasion d’apprécier plus amplement, une prochaine fois.
Quand à notre violoniste Valério Canez, les succès hier soir ont bien couronné ses efforts. Il peut se réjouir d’être, désormais, au seuil d’une carrière qu’il a ambitionnée des sa plus tendre jeunesse.
Il faudrait encore revenir au professeur Jeagerhuber, parler de deux de ses œuvres: “Viens donc” (Chant avec accompagnement de violon et piano) et l’andante animoso, tiré de “Le voyageur”, qui ont figuré avec bonheur à côté des pièces de Puccini, Saint-Saens, Lalo, Pugnani, Kreisler, j’en passe, que contenait encore le magnifique programme. Il faudrait aussi remercier ces artistes; dire combien le public est parti enchanté de ce concert qui fera date dans nos annales artistiques; montrer combien dans leur sphère d’action, ces dames et ces messieurs travaillent à former le goût de notre société. Mais, il faut surtout que je m’arrête. J’ai pris déjà plus que la petite colonne qui m’est accordée, parcimonieusement.
Notre bon Directeur me le pardonnera, sans doute. Il sait que je déborde, dès qu’il s’agit de musique.
Marcel Salnave
Haïti-Journal 6 décembre 1940
Bien que l’auteur nous conduise d’une main sûre à travers les méandres de l’art et que ses observations critiques soient marquées au coin du goût le plus heureusement formé, je n’oublierai pas que “La Religion de la Musique” est avant tout un livre d’exaltation où il était permis de n’assigner aucune limite à l’exagération. Je n’irai pas jusqu’à dire, même fort de l’autorité d’un Camille Mauclair, que la forme classique est la seule expression de la musique. Mais, je suis également un exalté. J’adore les classiques avec la foi d’un croyant. Je ne puis revenir d’une audition de Bach – Bach qui a été surnommé le bâtisseur des cathédrales sonores – sans garder l’âme fermée longtemps à toute nouvelle sollicitation, tel le pécheur qui retrouverait le chemin de l’Eglise après s’en être éloigné.
Le choral de Bach: “Si un jour je dois m’en aller” où passe un long souffle mystique, interprété avec maîtrise et une ferveur incomparable par le pianiste Jeagerhuber qu’on n’appelle plus que le professeur, tant il est imprégné des classiques, m’a tellement subjugué l’être que je ne sais plus parler de cette vraie séance d’art offerte hier soir, à Paramount, par le groupe: Mme Valério Canez, soprano; Mme Fritz Dupuy, piano; (accompagnement); M. Valério Canez, violon; Professeur Jeagerhuber, piano (solo et accompagnement.)
Heureusement, ces musiciens sont déjà avantageusement connus. Il sera suffisant de constater qu’ils continuent de grandir en prestige dans le domaine resplendissant de l’art qu’ils n’ont point abandonné. Dans “Message”, revue de MM.Morisseau Leroy et Jules Blanchet dont la publication a été discontinuée, je vantais, il y a quelques mois, la technique et le beau timbre de Madame Valério Canez. Il est intéressant de noter que sa voix est restée toujours forte, bien qu’elle ait gagné en souplesse et en clarté. Ne peut-on se permettre d’affirmer, maintenant, que notre cantatrice gravit d’un pas alerte les degrés de la perfection?
Madame Fritz Dupuy, sœur aînée de Mme Canez (heureuse les familles musiciennes!) n’a voulu se produire que dans quelques partitions d’accompagnements. La parfaite aisance qu’elle y montra cependant, jointe parfois à des élans sentimentaux, trahit un jeu délicat et nuancé qu’on aura, peut-être, l’occasion d’apprécier plus amplement, une prochaine fois.
Quand à notre violoniste Valério Canez, les succès hier soir ont bien couronné ses efforts. Il peut se réjouir d’être, désormais, au seuil d’une carrière qu’il a ambitionnée des sa plus tendre jeunesse.
Il faudrait encore revenir au professeur Jeagerhuber, parler de deux de ses œuvres: “Viens donc” (Chant avec accompagnement de violon et piano) et l’andante animoso, tiré de “Le voyageur”, qui ont figuré avec bonheur à côté des pièces de Puccini, Saint-Saens, Lalo, Pugnani, Kreisler, j’en passe, que contenait encore le magnifique programme. Il faudrait aussi remercier ces artistes; dire combien le public est parti enchanté de ce concert qui fera date dans nos annales artistiques; montrer combien dans leur sphère d’action, ces dames et ces messieurs travaillent à former le goût de notre société. Mais, il faut surtout que je m’arrête. J’ai pris déjà plus que la petite colonne qui m’est accordée, parcimonieusement.
Notre bon Directeur me le pardonnera, sans doute. Il sait que je déborde, dès qu’il s’agit de musique.
Marcel Salnave
Haïti-Journal 6 décembre 1940
Ernest Lami
Les écouteurs de la H.H.3.W. ont applaudi, hier soir, le pianiste Ernest Lamy, dans un récital dédié au Président Vincent.
Ernest Lamy! Ce nom, de temps en temps, est imprimé dans nos journaux. Je connais personnellement les Lamy de Port-au-Prince qui sont tous gens aimables. J’ai connu l’ancien Juge Félix Lamy, de regretté mémoire, homme affable et doux et j’ai eu l’honneur d’être présenté il y a quelques temps à son épouse une personne très distinguée, musicienne par surcroît. Il ne me souvient pourtant pas d’avoir rencontrée nulle part ce tout jeune homme à l’air innocent, aux manières respectueuses, fils justement des époux Félix Lamy, et qu’on a conduit à moi, ce matin, pour être le pianiste qui a joué à la H.H.3.W, hier soir.
J’ai souvent regretté la sécheresse de mes chroniques; mais, jamais il ne m’est arrivé d’aussi éprouver le remords qui m’étreint à cette minute de ne pas présenter avec le lyrisme qui convient, ce garçon grand et maigre, rappelant étrangement le portrait qu’a fait Anatole France d’un poète errant, Albert Glatigny.
Ernest Lamy est âgé de 16 ans à peine. Voilà un jeune authentique qui ne ressemble nullement à ses semblables, les moins de 40 qui, dans leur vanité littéraire, se font saluer de jeunes par les amis afin d’atténuer leur insuffisance et leur “méchanceté” d’écrivains.
Lamy est réellement jeune, et parce qu’il est jeune, il a droit, je crois à toutes les indulgences. On passera sous silence les défauts d’une exécution non encore travaillée pour retenir le seul fait qui importe. Le programme n’était pas sans comporter des pièces difficiles quant à l’interprétation. Même on peut dire que la grande polonaise de Chopin, qu’il joua assez bien, est de la dernière difficulté.
Qu’à une époque où la jeunesse est si portée vers les jouissances faciles, Ernst Lamy ait délaissé les amusements de son âge pour s’adonner à l’étude patiente et élevée de l’art, il faut croire que ce garçon de 16 ans a déjà des besoins esthétiques et moraux auxquels on aurait tort de ne pas lui permettre de satisfaire un jour. Moi qui sens continuellement les douleurs persistantes de la vocation manquée, je fais le vœu qu’une bourse d’étude à l’étranger soit accordée à notre jeune compatriote.
Marcel Salnave
Haïti-Journal 14 novembre 1940
Ernest Lamy! Ce nom, de temps en temps, est imprimé dans nos journaux. Je connais personnellement les Lamy de Port-au-Prince qui sont tous gens aimables. J’ai connu l’ancien Juge Félix Lamy, de regretté mémoire, homme affable et doux et j’ai eu l’honneur d’être présenté il y a quelques temps à son épouse une personne très distinguée, musicienne par surcroît. Il ne me souvient pourtant pas d’avoir rencontrée nulle part ce tout jeune homme à l’air innocent, aux manières respectueuses, fils justement des époux Félix Lamy, et qu’on a conduit à moi, ce matin, pour être le pianiste qui a joué à la H.H.3.W, hier soir.
J’ai souvent regretté la sécheresse de mes chroniques; mais, jamais il ne m’est arrivé d’aussi éprouver le remords qui m’étreint à cette minute de ne pas présenter avec le lyrisme qui convient, ce garçon grand et maigre, rappelant étrangement le portrait qu’a fait Anatole France d’un poète errant, Albert Glatigny.
Ernest Lamy est âgé de 16 ans à peine. Voilà un jeune authentique qui ne ressemble nullement à ses semblables, les moins de 40 qui, dans leur vanité littéraire, se font saluer de jeunes par les amis afin d’atténuer leur insuffisance et leur “méchanceté” d’écrivains.
Lamy est réellement jeune, et parce qu’il est jeune, il a droit, je crois à toutes les indulgences. On passera sous silence les défauts d’une exécution non encore travaillée pour retenir le seul fait qui importe. Le programme n’était pas sans comporter des pièces difficiles quant à l’interprétation. Même on peut dire que la grande polonaise de Chopin, qu’il joua assez bien, est de la dernière difficulté.
Qu’à une époque où la jeunesse est si portée vers les jouissances faciles, Ernst Lamy ait délaissé les amusements de son âge pour s’adonner à l’étude patiente et élevée de l’art, il faut croire que ce garçon de 16 ans a déjà des besoins esthétiques et moraux auxquels on aurait tort de ne pas lui permettre de satisfaire un jour. Moi qui sens continuellement les douleurs persistantes de la vocation manquée, je fais le vœu qu’une bourse d’étude à l’étranger soit accordée à notre jeune compatriote.
Marcel Salnave
Haïti-Journal 14 novembre 1940
Friday, October 10, 2008
Frantz Casséus est un artiste
Ce n’est, assurément, pas la guitare de Frantz Casséus qui prêterait à aucune métaphore méprisante. De ces six cordes que le jeune musicien s’applique à pincer en maître, jaillit, pour la dilection des plus difficiles, une variété incroyable de son, et la mélodie qui en résulte, nuancée avec bonheur, achève de faire d’un récital de guitare une fête musicale attrayante et d’une particulière originalité.Les pièces qu’on nous joue sont, d’ailleurs, extraites de la meilleure musique, si bien que la salle se surprend souvent, à applaudir Mozart, Rubinstein, Granados, Bach, Chopin. Un Bach et un Chopin plus discrets, il est vrai, mais non moins attachants et qu’on écoute avec la même ferveur, parce qu’aussi bien, grâce à une interprétation classique et poétique, à la fois, l’on retrouve à travers une ligne harmonique terne, les mêmes grandes émotions. “Poète, prends ton luth!” Ne peut-on, croire, un instant, que ces immortels inspirés se servaient aussi de l’instrument poétique?...A cette pensée inattendue, on s’imagine l’attrait de ces notes grêles d’une guitare d’élite rappelant parfois le clavecin, sur les âmes délicates atteintes, malgré la bestialité des temps présents, de la nostalgie des sociétés en-allée où les filles, en crinolines et les garçons portant le jabot, dansaient le menuet ou la pavane, le soir, au rythme d’une musique câline... Ces spectacles d’autrefois étaient tout simplement de l’art et Casséus, pour les avoir évoqués avec émotions au cours d’un programme exécuté d’ailleurs, avec cette simplicité qui ne se trouve que dans la correction, mérite le premier prix artistique.Nous votons pour ce premier prix-là qui ne peut être qu’une bourse à l’étranger, afin de procurer à notre jeune compatriote l’occasion de prendre contact avec un monde plus propice au développement de son talent. La guitare n’est pas un instrument facile. Pour la tirer des griffes – pour ainsi parler – de la monotonie, de nombreuses années d’études sont nécessaires. Casséus y est parvenu, à force de patience, aidé des leçons livresques de techniciens. Ses progrès sont tels qu’il marche résolument, maintenant, sur les traces des Emilio Pujol, Andrès Segovia, Mongoré que nous avons entendu ici au théâtre Paramount, vers 1937.Pourtant, malgré la renommée qui l’y a précédé, Casséus s’est produit hier soir sur la scène de Port-au-Princien, devant 200 personnes, environ. Où était-il tout ce monde qu’on voit partout, sauf au concert? Monsieur de Chamfort proclamait que “la plus perdue des journées est celle où l’on n’a pas ri.” S’il vivait encore, nous lui demanderions de réviser sa sentence pour admettre et dire avec plus d’autorité que nous à un public hostile aux musiciens: “Depuis 35 ans que l’humanité gémit dans la douleur, n’ayant plus sa quiétude en face des atrocités de la guerre, la journée la plus perdue est celle où l’on n’a pas entendu la musique qui berce, console et incite à la paix.”
Marcel SalnaveHaïti-Journal 16 décembre 1944
Marcel SalnaveHaïti-Journal 16 décembre 1944
Subscribe to:
Posts (Atom)