Friday, October 10, 2008

Frantz Casséus est un artiste

Ce n’est, assurément, pas la guitare de Frantz Casséus qui prêterait à aucune métaphore méprisante. De ces six cordes que le jeune musicien s’applique à pincer en maître, jaillit, pour la dilection des plus difficiles, une variété incroyable de son, et la mélodie qui en résulte, nuancée avec bonheur, achève de faire d’un récital de guitare une fête musicale attrayante et d’une particulière originalité.Les pièces qu’on nous joue sont, d’ailleurs, extraites de la meilleure musique, si bien que la salle se surprend souvent, à applaudir Mozart, Rubinstein, Granados, Bach, Chopin. Un Bach et un Chopin plus discrets, il est vrai, mais non moins attachants et qu’on écoute avec la même ferveur, parce qu’aussi bien, grâce à une interprétation classique et poétique, à la fois, l’on retrouve à travers une ligne harmonique terne, les mêmes grandes émotions. “Poète, prends ton luth!” Ne peut-on, croire, un instant, que ces immortels inspirés se servaient aussi de l’instrument poétique?...A cette pensée inattendue, on s’imagine l’attrait de ces notes grêles d’une guitare d’élite rappelant parfois le clavecin, sur les âmes délicates atteintes, malgré la bestialité des temps présents, de la nostalgie des sociétés en-allée où les filles, en crinolines et les garçons portant le jabot, dansaient le menuet ou la pavane, le soir, au rythme d’une musique câline... Ces spectacles d’autrefois étaient tout simplement de l’art et Casséus, pour les avoir évoqués avec émotions au cours d’un programme exécuté d’ailleurs, avec cette simplicité qui ne se trouve que dans la correction, mérite le premier prix artistique.Nous votons pour ce premier prix-là qui ne peut être qu’une bourse à l’étranger, afin de procurer à notre jeune compatriote l’occasion de prendre contact avec un monde plus propice au développement de son talent. La guitare n’est pas un instrument facile. Pour la tirer des griffes – pour ainsi parler – de la monotonie, de nombreuses années d’études sont nécessaires. Casséus y est parvenu, à force de patience, aidé des leçons livresques de techniciens. Ses progrès sont tels qu’il marche résolument, maintenant, sur les traces des Emilio Pujol, Andrès Segovia, Mongoré que nous avons entendu ici au théâtre Paramount, vers 1937.Pourtant, malgré la renommée qui l’y a précédé, Casséus s’est produit hier soir sur la scène de Port-au-Princien, devant 200 personnes, environ. Où était-il tout ce monde qu’on voit partout, sauf au concert? Monsieur de Chamfort proclamait que “la plus perdue des journées est celle où l’on n’a pas ri.” S’il vivait encore, nous lui demanderions de réviser sa sentence pour admettre et dire avec plus d’autorité que nous à un public hostile aux musiciens: “Depuis 35 ans que l’humanité gémit dans la douleur, n’ayant plus sa quiétude en face des atrocités de la guerre, la journée la plus perdue est celle où l’on n’a pas entendu la musique qui berce, console et incite à la paix.”

Marcel SalnaveHaïti-Journal 16 décembre 1944

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